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Les impossibles Sortilèges
Girflet, fils de Dôn, était l’un des plus fidèles compagnons de la Table Ronde. Nombreux étaient les exploits qu’il avait accomplis au service du roi Arthur, et son habileté au combat était reconnue par tous. Mais, lorsque aucune aventure ne se présentait, il préférait quitter la cour du roi et retourner dans son pays d’origine, le Gwyned, auprès de son oncle Math qui l’avait élevé, avec ses frères Govannon et Gwyzion, et sa sœur, la belle Arianrod, dont le nom signifiait « Cercle d’Argent ». Gwyzion et Arianrod avaient ceci de particulier qu’ils avaient été tous deux des familiers de Morgane. Ils avaient appris avec elle de nombreux secrets qu’elle ne dispensait qu’à ceux dont elle était sûre qu’ils en feraient usage selon ses propres projets. Mais Gwyzion et Arianrod avaient eu également un autre maître en magie et sortilèges, leur oncle Math, qui possédait une baguette merveilleuse avec laquelle il pouvait transformer l’aspect des êtres et des choses.
Math, fils de Mathonwy, était le seigneur de Gwyned mais, à cette époque, il ne pouvait vivre qu’à la condition que ses deux pieds reposassent dans le giron d’une jeune fille vierge, à moins toutefois que le tumulte de la guerre ne l’obligeât à prendre la tête de ses troupes[27]. La jeune fille qui vivait alors avec lui était Gœwin, fille de Dol Pebin, et c’était bien, à la connaissance des gens du pays, la plus belle fille de son temps. Math résidait toujours à Kaer Dathyl, sur les bords de la rivière Arvon. Il ne pouvait accomplir le tour de son pays, mais ses neveux le faisaient à sa place et venaient ensuite lui rendre compte de ce qu’ils avaient vu et observé pendant leur voyage. Quant à la jeune fille, elle ne le quittait jamais.
Or, une année, Girflet, fils de Dôn, avait accompagné son frère Gwyzion dans son tour du pays. Quand il fut de retour à Kaer Dathyl, ses yeux se portèrent sur la jeune Gœwin, et il en devint amoureux. L’image de la jeune fille le hantait, et il se mit à l’aimer au point qu’il dépérissait : il perdait ses couleurs, il maigrissait, ne mangeait plus et demeurait la plupart du temps dans le silence et la mélancolie. Gwyzion s’aperçut de l’état déplorable de son frère et lui demanda pourquoi il en était arrivé là. Girflet ne répondit rien. Gwyzion insista plusieurs fois. À la fin, il lui dit : « Pourquoi me poses-tu cette question ? – Je vois que tu as perdu ta prestance et tes couleurs, ce n’est pas normal. Qu’as-tu donc ? – Mon frère, ce qui m’est arrivé, je ne serais pas plus avancé de le confesser à qui que ce soit. – Et pourquoi donc ? demanda Gwyzion. – Tu connais le privilège de Math, répondit Girflet. Si la moindre conversation entre deux personnes, chuchotée aussi bas que possible, est portée par le vent jusqu’à ses oreilles, il l’entend. – C’est bien, mon frère, n’en dis pas plus long. J’ai compris que tu aimes une jeune fille, et je sais même qui elle est, mais il est inutile de prononcer le moindre nom. »
En voyant que son frère devinait sa pensée, Girflet poussa un soupir qui aurait ému l’homme le plus insensible du monde. « Cesse de te lamenter, dit Gwyzion, ce n’est pas ainsi que l’on vient à bout d’une entreprise. Je ferai ce qu’il conviendra pour te donner satisfaction, car je ne peux supporter que tu sois malheureux et que tu dépérisses ainsi. La première chose à faire est d’obliger Math à partir pour la guerre, et je te promets que nous y arriverons sans peine. Pour l’instant, sois joyeux et aie l’espoir que tes désirs se réalisent. »
Dès qu’ils le purent, les deux frères se rendirent auprès de Math, fils de Mathonwy. « Seigneur, dit Gwyzion, je viens t’apporter d’étranges nouvelles. J’ai appris qu’il était arrivé en Dyved des animaux comme il n’y en a jamais eu dans cette île. – Comment les appelle-t-on ? demanda Math. – On les appelle des cochons, seigneur. – Quel genre d’animaux sont ces cochons ? – Ce sont de petites bêtes, mais dont la chair est meilleure que celle des bœufs. Ils sont certes de modeste taille, mais ils ressemblent aux sangliers que nous chassons dans les forêts. D’ailleurs, ils sont en train de changer de nom maintenant, et on les appelle des porcs. – À qui donc appartiennent ces animaux dont tu me parles ? – Ils ont été envoyés à Pwyll, le prince de Dyved, par Arawn, le roi d’Announ, en témoignage d’amitié. – Voilà qui est intéressant, dit Math, et j’aimerais bien en avoir, moi aussi. Comment crois-tu qu’on puisse en obtenir ? – Je vais aller, dit Gwyzion, avec onze compagnons, tous déguisés en bardes, demander les cochons à Pwyll. Tu connais mon imagination : je me fais fort d’obtenir ces porcs et de te les ramener. – Puisque tu le dis, mon neveu, je ne vois pas pourquoi tu n’essaierais pas. Prends avec toi ceux que tu choisiras et pars pour le pays de Dyved. »
Gwyzion ne perdit pas son temps. Il s’en alla le soir même avec Girflet et dix autres compagnons jusqu’à la forteresse de Cardigan où résidait alors Pwyll, prince de Dyved. Ils entrèrent dans la cour sous l’aspect de bardes, avec leur harpe sur l’épaule. On leur fit très bon accueil et on les invita au festin qui se préparait. Gwyzion se trouva placé à côté de Pwyll. « Nous serions heureux, dit celui-ci, d’entendre un récit des jeunes gens qui sont avec toi. – Notre coutume, répondit Gwyzion, le premier soir où nous nous rendons chez un personnage important, est que le chef des bardes prenne la parole. Comme je suis leur chef, c’est à moi de raconter une histoire. » Gwyzion était le meilleur conteur de ce temps. Cette nuit-là, il amusa si bien la cour par des discours plaisants et des récits pleins de verve que tous les convives furent charmés et que Pwyll prit plaisir à converser avec lui.
Quand fut venu le moment d’aller se coucher, Gwyzion dit à Pwyll : « Seigneur, quelqu’un pourrait-il mieux remplir ma mission auprès de toi que moi-même ? – Certes non, répondit Pwyll, c’est une langue pleine de ressources que la tienne, et je dois avouer que je n’ai jamais connu de barde plus habile que toi. – Fort bien, dit Gwyzion, mais il faut que je te révèle maintenant l’objet de la mission qui m’a été confiée. Seigneur, j’ai à te demander les animaux qui t’ont été envoyés par Arawn, le roi d’Announ. – Je n’ai nulle envie de te refuser quoi que ce soit, et tu mérites assurément une récompense. Ce que tu me demandes serait la chose la plus facile du monde à accomplir. Malheureusement, il existe une convention entre le pays et moi : il a en effet été décidé que je ne pourrais pas m’en dessaisir avant que leur nombre n’ait doublé. – Je puis, seigneur, te libérer de ta parole. Voici comment : ne me donne pas les cochons ce soir, mais ne me les refuse pas non plus. Demain, je te proposerai des objets d’échange à leur place. Et crois-moi, cela vaudra la peine d’examiner la situation. »
Pendant la nuit, Gwyzion et ses compagnons se réunirent à leur logis pour se concerter. « Hommes, dit Gwyzion, nous n’obtiendrons pas les porcs en les demandant. – Assurément, dit Girflet. Même s’il le voulait, Pwyll ne pourrait pas les donner puisqu’il est lié par son serment. Il faut trouver un autre moyen. – J’y arriverai », dit Gwyzion, et ils allèrent se coucher.
Le lendemain matin, Gwyzion se leva très tôt et s’en alla dans la cour, du côté des écuries. Il eut alors recours à ses artifices et fit apparaître douze étalons, douze chiens de chasse noirs ayant chacun le poitrail blanc, avec leurs douze colliers et leurs douze laisses que tout le monde eût pris pour de l’or. Les douze chevaux portaient chacun une selle, et partout le fer était remplacé par de l’or. Les brides étaient semblables aux selles, aussi belles et aussi brillantes. Et quand le moment fut venu, Gwyzion se rendit auprès de Pwyll avec les chevaux et les chiens.
« Bonjour à toi, seigneur, dit-il en le saluant. – Dieu te donne bien, répondit Pwyll. Sois le bienvenu. – Seigneur, je t’apporte un moyen de te libérer de la parole que tu as donnée aux gens de ton pays au sujet des porcs, à savoir que tu ne les donnerais, ni ne les vendrais, tant que leur nombre n’aurait pas doublé. Par contre, tu peux les échanger contre quelque chose qui serait de plus haute valeur. Voici donc ce que je te propose : je t’offre ces douze chevaux avec leurs selles et leurs brides, ces douze chiens de chasse avec leurs colliers et leurs laisses, ainsi que ces douze boucliers dorés. » Or, il faut savoir que ces boucliers étaient en fait des champignons que Gwyzion avait transformés pour la circonstance.
Pwyll se montra fort intéressé par les chevaux, les chiens et les boucliers qui lui parurent effectivement de plus grande valeur que les porcs dont lui avait fait cadeau Arawn, le roi d’Announ. « Cela mérite réflexion », dit-il. Il fit réunir les membres de son conseil et parlementa avec eux. Ils décidèrent finalement de donner les porcs à Gwyzion en échange des chevaux, des chiens et des boucliers. Les gens du Nord prirent alors congé et se mirent en route avec le troupeau de porcs. « Compagnons, dit Gwyzion, il nous faut marcher en toute hâte et sans nous arrêter, car le charme dont j’ai usé ne dure que la période d’un jour sur l’autre. » Ils allèrent donc toute la nuit, jusqu’à la partie la plus élevée des montagnes qui entourent Cardigan, à l’endroit qu’on appelle encore aujourd’hui, pour ce motif, Mochtref, c’est-à-dire l’habitation des porcs. Puis, ils redescendirent vers le nord en suivant les vallées, ne prenant même pas le temps de s’arrêter pour se restaurer et se reposer.
Pendant ce temps, à la cour de Pwyll, lorsque celui-ci se leva, le matin, pour aller admirer les chevaux, les chiens et les boucliers qu’il avait reçus en échange de ses porcs, il ne trouva rien d’autre que des champignons desséchés, des chaînes rouillées et des joncs tressés. Comprenant qu’il avait été joué par celui qui se prétendait chef des bardes, il entra dans une violente colère et convoqua tous ses guerriers pour engager le combat contre les gens de Gwyned qui, selon lui, avaient été les instigateurs de cette mauvaise action.
Quand Gwyzion et ses compagnons arrivèrent à Kaer Dathyl, ils se rendirent auprès de Math, fils de Mathonwy. Ils trouvèrent celui-ci debout en train de revêtir ses armes. « Que se passe-t-il ? » demanda Gwyzion. Math lui répondit : « Pwyll, le prince de Dyved, est en train de réunir les gens de ses cantons pour vous poursuivre. Vous avez mis beaucoup de temps à revenir. Où sont les animaux que tu as rapportés ? – Je les ai mis en sûreté dans tes écuries, répondit Gwyzion. – Fort bien, dit Math, mais pour l’instant, il s’agit de nous défendre contre les gens de Dyved ! » À ce moment, retentirent les trompettes qui appelaient les hommes du pays aux armes. Math prit la tête de ses troupes et se dirigea vers le sud. Quant à Gwyzion et à Girflet, après avoir fait mine de suivre l’armée, ils s’écartèrent et, par un chemin détourné, retournèrent à Kaer Dathyl.
Ils pénétrèrent dans le logis où se trouvaient Gœwin et les filles de sa suite. « Vois-tu, dit Gwyzion à son frère, comme il est facile de redresser une situation. Il est grand temps maintenant que tu ailles jusqu’au bout de ton désir et que tu cesses de dépérir. Math est bien loin, et tu as loisir de faire ce que tu veux avec la jeune fille que tu aimes. » Gwyzion chassa outrageusement les suivantes et fit place nette dans le logis. Après quoi, Girflet coucha avec Gœwin cette nuit-là, bien que ce fût contre son plein gré. Le lendemain, dès qu’ils virent poindre le jour, Gwyzion et Girflet quittèrent la résidence de Kaer Dathyl et rejoignirent rapidement les troupes de Math, fils de Mathonwy. Personne ne s’était aperçu de leur absence et Math leur fit bon accueil. On allait justement tenir conseil pour savoir de quel côté on attendrait Pwyll et ses hommes. Tous deux prirent part à la délibération et il fut décidé qu’on attendrait au cœur du pays de Gwyned. Et c’est là que Pwyll vint les attaquer.
C’est non loin de Caernavon qu’eut lieu la rencontre des deux armées, et le massacre fut grand des deux côtés. Les hommes du Sud furent contraints à la retraite et reculèrent jusqu’à un estuaire de l’autre côté duquel ils se retranchèrent. Mais les troupes de Gwyned traversèrent la rivière et vinrent les surprendre dans leurs positions. Alors eut lieu un carnage indescriptible. Les gens de Pwyll battirent une fois de plus en retraite jusqu’à la forteresse de Dol Permaen. Là, comme ils se voyaient encerclés, ils demandèrent la paix. Pwyll donna des otages, en particulier l’un de ses vassaux qu’il aimait beaucoup, un valeureux chevalier du nom de Gourgi Gwastra, ainsi que vingt-trois fils de chefs. Les hommes de Pwyll reprirent leur route vers le sud, en direction de Cardigan, en suivant la côte. Mais ils furent assaillis par une compagnie d’archers qui leur lancèrent des flèches et en tuèrent un grand nombre. Pwyll envoya des messagers pour protester contre cette action contraire aux accords qui avaient été convenus, et il proposa à Math de laisser vider la querelle entre lui et Gwyzion, fils de Dôn, puisque c’était celui-ci qui était, par ses ruses et par sa malhonnêteté, la cause de ce conflit aussi sanguinaire qu’absurde.
Quand Math, fils de Mathonwy eut pris connaissance du message, il dit : « Par Dieu tout-puissant, si Gwyzion, mon neveu, fils de ma sœur, trouve la proposition satisfaisante, je le permets volontiers. Je n’obligerai jamais personne à combattre pour nous alors que nous-mêmes, nous pouvons peut-être faire mieux. – En vérité, dirent les messagers, Pwyll, prince de Dyved, pense qu’il serait bien pour l’homme qui lui a fait tant de tort de s’opposer à lui corps à corps, et de laisser en dehors tous les autres membres de la famille. » On vint rapporter ces paroles à Gwyzion. « J’en atteste Dieu, dit celui-ci, je n’ai nulle intention de laisser les hommes de Gwyned se battre à ma place alors que je me sens de taille à lutter seul à seul contre Pwyll. Il est vrai que je suis responsable de cette guerre ; aussi opposerai-je mon corps au sien où il le voudra et quand il le désirera. » La réponse fut apportée à Pwyll, et il dit : « Moi non plus, je ne laisserai à personne le soin de vider cette querelle qui n’engage que moi-même et Gwyzion, fils de Dôn. » On les laissa donc seuls à l’écart, tous les deux. Ils revêtirent leurs armes et se battirent. Mais, par l’effet de la force de sa jeunesse et de son impétuosité, comme par l’action de sa magie et de ses enchantements, Gwyzion l’emporta et Pwyll, prince de Dyved, fut tué. On dressa une stèle à l’endroit où il mourut et, bien souvent, les gens de son pays vinrent en ce lieu pour lui rendre hommage.
Quant aux hommes de Dyved, ils se dirigèrent vers le sud en faisant entendre des chants funèbres. Ils avaient perdu leur seigneur, beaucoup de leurs meilleurs guerriers, des chevaux et des armes en grand nombre. Les hommes de Gwyned, eux, n’avaient nulle raison de se plaindre : les ennemis qui avaient voulu les envahir avaient été repoussés et vaincus. Ils s’en retournèrent donc pleins de joie et d’enthousiasme vers leur pays. « Seigneur, dit Gwyzion à Math, ne ferions-nous pas acte de justice en rendant aux gens du Sud le chef qu’ils nous ont laissé en otage, pour obtenir la paix ? Nous n’avons plus une seule raison de le retenir en captivité. – Qu’on lui rende la liberté ! » répondit Math. On laissa donc Gourgi et les autres otages rejoindre les hommes de Dyved, et Math, fils de Mathonwy, revint à sa forteresse de Kaer Dathyl, tandis que Girflet, son neveu, et tous les gens de sa famille accomplissaient le tour de Gwyned, prenant grand soin de ne jamais passer à proximité de la cour.
Quand il arriva dans sa chambre, Math, comme à son habitude, fit préparer un endroit où il pût s’accouder et reposer ses pieds dans le giron de la jeune fille vierge. « Seigneur, dit Gœwin, cherche une jeune fille vierge pour supporter tes pieds, maintenant, car moi, je suis devenue femme. – Que veux-tu dire ? demanda Math. – On m’a agressée, seigneur, et cela en cachette de toi, pendant que tu étais parti à la guerre. Quand on m’a assaillie, je ne suis pas restée silencieuse : il n’y a personne à la cour qui n’en ait eu connaissance, et tu peux interroger qui tu voudras à ce sujet. L’attaque est venue de deux de tes neveux, fils de ta sœur, Gwyzion et Girflet, les fils de Dôn, pour lesquels tu as pourtant tant d’affection et d’estime. Ils m’ont fait violence et ils ont apporté la honte sur toi. On a couché avec moi, et cela dans ta chambre et dans ton propre lit. » Math, rouge de colère, demanda à ses serviteurs où se trouvaient ses neveux. « Ils accomplissent le tour de Gwyned, lui répondit-on. – Fort bien, dit Math, ils ne perdront rien pour attendre. Quant à toi, Gœwin, je ferai de mon mieux pour réparer l’outrage que tu as subi. D’abord, tu obtiendras des compensations de ceux qui t’ont violentée ; ensuite, je prendrai moi-même le prix de la honte qu’ils ont étendue sur moi. Enfin, pour que personne n’ait rien à dire sur ton attitude, je te prendrai comme femme et remettrai entre tes mains la propriété de mes États. »
Ainsi parla Math, fils de Mathonwy. Cependant, les deux fils de Dôn n’étaient pas pressés de regagner la cour. Ils continuaient à circuler à travers le pays et toutes les occasions étaient bonnes pour leur permettre de s’éloigner de Kaer Dathyl. Ils s’en tinrent à l’écart jusqu’au moment où il fut interdit de leur donner nourriture ou boisson. C’est seulement à ce moment qu’ils revinrent à Kaer Dathyl et se rendirent auprès de Math. « Seigneur, dirent-ils, bonjour à toi et que la bénédiction de Dieu s’étende sur tes domaines ! – Je prends acte de vos souhaits, répondit Math. Mais est-ce pour me donner satisfaction que vous êtes venus jusqu’à moi ? – Seigneur, dirent-ils, nous sommes prêts à obéir à tout ce que tu nous ordonneras. – S’il en avait toujours été ainsi, je n’aurais pas perdu tant d’hommes et de chevaux dans des combats inutiles. Quant à ma honte, vous ne pouvez pas la réparer, sans parler de la mort de Pwyll, contre qui je n’avais personnellement aucune animosité. Puisque vous êtes venus vous mettre à ma disposition, il est normal que j’entreprenne votre châtiment ! »
Math prit alors sa baguette enchantée et la brandit en direction de Girflet et de Gwyzion. D’un seul coup, il transforma Girflet en une biche de bonne taille, puis immédiatement après, il prévint toute fuite de la part de Gwyzion en le frappant de la même baguette et en fit un cerf avec des bois majestueux. « Comme vous êtes maintenant liés, dit Math, vous irez ensemble errer dans les forêts et vous formerez un couple. Vous aurez les instincts des animaux dont vous avez la forme. À l’époque qui conviendra, vous vous unirez, et il naîtra de cette union un petit que vous conduirez avec vous. Dans six mois, vous reviendrez auprès de moi. »
Au bout de six mois, jour pour jour, on entendit un grand bruit contre les parois de la chambre, ce qui excita aussitôt les aboiements des chiens. « Allez voir, dit Math à ses serviteurs, ce qui se passe au-dehors. » Les serviteurs sortirent de la chambre. L’un d’eux revint aussitôt : « Il y a là, dit-il, un cerf, une biche et un faon. » Math se leva d’un bond et sortit. Il aperçut en effet les trois animaux, le faon paraissant bien vigoureux pour son âge. Il leva sa baguette et dit : « Que celui d’entre vous qui, pendant une année, a été biche, soit sanglier dès ce jour, et que le cerf devienne une truie. » Et il les frappa de sa baguette. Aussitôt, ils furent changés en sanglier et en truie. Math dit encore : « Le petit, je le garde et je m’en occuperai. Je le ferai baptiser et élever. » On lui donna en effet le nom de Hyddwn, ce qui signifie « petit cerf ». « Allez, dit-il enfin. Vous serez l’un sanglier mâle et l’autre sanglier femelle. Vous aurez les mêmes instincts que les porcs qui vivent dans les bois. Mais, dans six mois, trouvez-vous sous les murs de cette maison avec le petit qui vous sera né. »
Six mois s’écoulèrent. Les aboiements des chiens se firent entendre sous les murs de la chambre qu’occupait Math, fils de Mathonwy, et tous les gens de la cour accoururent de ce côté. Math se leva et sortit. Dehors, il aperçut trois bêtes, un sanglier mâle, un sanglier femelle et un marcassin qui paraissait très fort pour son âge. « Ce marcassin, dit Math, je le garde et je le ferai baptiser. » D’un coup de sa baguette, il en fit un bel adolescent brun et fort. On l’appela Hychtwn, c’est-à-dire « petit porc ». Et Math, relevant sa baguette, dit encore : « Que celui qui a été sanglier auparavant soit louve à partir de ce jour, et que la truie devienne un loup. » En disant ces mots, il les frappa de sa baguette, et instantanément, ils devinrent loup et louve. « Vous aurez, ajouta Math, les instincts des animaux dont vous avez la forme. Soyez ici, sous ces murs, dans six mois à partir d’aujourd’hui. » Le loup et la louve s’enfuirent au milieu des cris et des huées.
Six mois plus tard, Math entendit un grand tumulte et des aboiements de chiens sous les murs de sa chambre. Il se leva aussitôt et sortit. Dehors, il aperçut un loup, une louve et, avec eux, un louveteau de grande taille. « Celui-là, dit Math, je le prends et je le ferai baptiser. Son nom est tout trouvé et il s’appellera Bleiddwn, c’est-à-dire « comme un loup ». » Et, d’un coup de sa baguette sur le loup et la louve, il les transforma de nouveau, les faisant revenir à leur aspect humain. « Hommes, dit Math, si vous m’avez fait un grand tort, vous avez maintenant assez souffert pour que votre châtiment soit levé, et vous avez eu la grande honte d’avoir des enfants l’un de l’autre. » Puis il se tourna vers les serviteurs : « Donnez à ces hommes un bain, faites-leur laver la tête et donnez-leur des habits. Quand ils seront lavés, équipés et reposés, faites-les venir auprès de moi. » Tandis que les serviteurs exécutaient ses ordres, Math rentra dans sa chambre.
Gwyzion et Girflet, une fois remis de leurs fatigues, retournèrent vers Math. « Mes neveux, dit celui-ci, la paix est maintenant faite entre nous. Nous n’avons plus à parler de ce qui s’est passé. J’ai toujours eu et ai encore de l’affection pour vous. De plus, j’ai besoin de vos conseils. Depuis dix-huit mois, je n’ai pas encore trouvé de jeune fille vierge assez sage et assez avisée pour me plaire. Donnez-moi votre avis sur ce point : quelle jeune fille vierge dois-je choisir ? – Seigneur, répondit Gwyzion, il n’y a rien de plus facile. Je sais qui est la personne qui te conviendra : elle est belle, intelligente et raffinée. – Qui est-elle donc ? demanda Math. – C’est Arianrod, notre sœur, ta nièce, fille de Dôn. Aucune autre jeune fille n’est plus agréable qu’elle et sa conversation est pleine de charme. – Faites-la venir », dit Math.
On alla la chercher. La jeune fille entra dans la chambre. « Jeune fille, demanda Math, es-tu vierge ? – Pas autre chose, seigneur, du moins à ma connaissance. » Alors Math prit sa baguette et la courba. « Passe pardessus, dit-il, et si tu es vraiment vierge, je le saurai immédiatement. » Arianrod fit un pas par-dessus la baguette enchantée et, en même temps, elle laissa derrière elle un enfant blond et fort. Aux cris que poussa l’enfant, elle voulut s’enfuir et chercha la porte. Mais, dans sa course, elle laissa encore après elle quelque chose, comme un petit enfant. Avant que personne d’autre eût pu l’apercevoir, Gwyzion bondit, saisit l’enfant, l’enveloppa dans son manteau de soie brochée et le cacha au fond d’un coffre qui se trouvait au pied du lit. « Eh bien, dit Math, je vois qu’Arianrod n’est pas la vierge qu’elle prétendait être. Peu importe, j’en trouverai bien une autre. » Il se tourna vers l’enfant blond. « Je vais le faire baptiser et je lui donnerai le nom de Dylan. » Mais on raconte que, dès qu’il fut baptisé, il sortit de la chambre et se dirigea en courant vers la mer. Aussitôt qu’il y entra, il en prit en quelque sorte la nature et se mit à nager comme un poisson au milieu des grandes vagues qui déferlaient sur le rivage. Aussi l’appela-t-on par la suite Dylan, fils de la Vague.
C’est alors que Girflet prit congé de son oncle et de son frère. L’épreuve qu’il avait subie lui avait grandement modifié le caractère. Il dit qu’il voulait retourner à la cour du roi Arthur et servir fidèlement celui-ci. Gwyzion accompagna son frère jusqu’aux écuries où on lui donna un cheval très souple et très rapide. Et Girflet s’en alla de Kaer Dathyl avec la ferme intention de ne jamais y revenir, tant la honte qu’il avait endurée au cours des précédents dix-huit mois lui paraissait insupportable.
Gwyzion, lui, ne semblait pas avoir autant de scrupules. Il se trouvait très à l’aise au milieu des gens qui entouraient Math. Mais il n’avait pas oublié l’enfant qu’il avait dissimulé dans le coffre. Profitant d’un moment où il n’y avait personne dans la chambre, il y entra et entendit des cris, juste assez forts pour n’être entendus que de lui. Il souleva le couvercle du coffre et aperçut un petit garçon qui remuait les bras, au milieu du manteau. Sans plus s’attarder, il prit l’enfant et se rendit en ville, dans un endroit où il savait pouvoir rencontrer une femme capable de l’allaiter. L’ayant trouvée, il conclut un marché avec elle pour qu’elle consentît à nourrir l’enfant et il en fut ainsi pendant une année. Au bout de ce temps, il était d’une taille qui eût paru forte même pour un enfant de deux ans. À la fin de la seconde année, c’était un grand garçon capable d’aller seul à la cour. Quand il y fut, Gwyzion veilla sur lui avec beaucoup d’attention, prenant grande peine à l’éduquer selon les règles en usage. L’enfant se familiarisait avec Gwyzion et paraissait l’aimer comme si c’était son père[28]. Il fut ainsi élevé à la cour jusqu’à l’âge de quatre ans. Mais à cette époque, il avait déjà l’allure d’un garçon de huit ans.
Un jour, le jeune garçon alla se promener, en compagnie de Gwyzion, sur le rivage. Puis ils se rendirent à Kaer Arianrod, la forteresse où résidait la sœur de Gwyzion et qui se dressait sur un promontoire. En voyant entrer son frère, Arianrod se leva pour aller à sa rencontre, lui souhaita la bienvenue et lui demanda de ses nouvelles. « Dieu te donne bonheur et prospérité ! » dit-il. Elle regardait attentivement le garçon. « Qui est donc cet enfant qui te suit et qui m’a l’air très attaché à toi ? – Cet enfant, c’est ton fils », répondit Gwyzion. Arianrod se mit en colère et s’écria : « Homme ! quelle idée t’a pris de venir m’outrager ainsi, de poursuivre et de maintenir aussi longtemps mon déshonneur ? – Si tu n’as pas d’autre déshonneur que celui de voir nourrir et élever un enfant aussi beau que celui-ci, ce sera, en vérité, peu de chose ! – Quel est le nom de ton fils ? – Il n’en a pas encore. – Fort bien ! dit Arianrod. Je jure que telle sera sa destinée : il n’aura pas de nom avant d’en avoir reçu un de moi ! – J’en atteste Dieu, Arianrod, tu es une femme de rien ! Tu ne veux pas admettre ce qui est ! Je te promets que l’enfant aura un nom quand bien même tu le trouverais mauvais. Mais, toi, tu ne retrouveras jamais le nom que tu es si furieuse d’avoir perdu, celui de vierge. » Après avoir prononcé ces paroles, il sortit, furieux, de la forteresse et retourna a Kaer Dathyl ou il passa la nuit.
Le lendemain, il se leva, prit l’enfant avec lui et alla se promener sur les bords de la mer entre l’océan et l’Aber Menai[29]. Il fit apparaître, grâce à ses enchantements, un navire à l’aperçu des algues et du goémon : il transforma les algues et le goémon en cuir, et cela en grande quantité. Il lui donna de telles couleurs qu’il n’aurait pas été possible de voir de si beau cuir, aussi finement décoré et ouvragé. Il mit ensuite le navire à la voile et se rendit, avec l’enfant, à la porte de la forteresse d’Arianrod. Là, il descendit sur le rivage, à l’entrée du promontoire, et se mit à façonner des souliers et à les coudre. On ne tarda pas à le remarquer de l’intérieur de la forteresse. Aussitôt qu’il s’aperçut qu’on le regardait, il changea ses traits et ceux de l’enfant afin qu’on ne pût les reconnaître. Puis, sans se presser, il remonta à bord du navire. « Quels hommes se trouvent sur ce bateau ? demanda Arianrod. – Ce sont des cordonniers, lui fut-il répondu. – Allez donc voir quelle sorte de cuir ils ont et de quelle façon ils travaillent », demanda Arianrod à ses serviteurs.
Ils sortirent de la forteresse et montèrent à bord du navire. Ils trouvèrent Gwyzion en train de colorer le cuir et d’y incruster de l’or. Les messagers allèrent rapporter ce qu’ils avaient vu à Arianrod. « Fort bien, dit-elle, portez la mesure de mon pied à ce cordonnier et demandez-lui de me fabriquer des souliers. Dites-lui également que je les lui paierai un bon prix. » Aussitôt le message reçu, Gwyzion façonna les souliers, mais pas d’après la mesure qu’on lui avait donnée : il les fit plus longs. On apporta les souliers à Arianrod et celle-ci s’aperçut bien vite qu’ils étaient trop grands pour elle. « Ils ne sont pas à ma taille, dit-elle. Allez trouver ce cordonnier, assurez-le que je les lui paierai comme je l’ai promis, mais demandez-lui de m’en faire une paire, tout à fait semblable, mais beaucoup plus petite. »
On transmit le message à Gwyzion. Or, au lieu de se conformer à la mesure qu’on lui avait fournie, il fabriqua une paire beaucoup trop petite pour son pied et la lui envoya. « Dites-lui que ceux-ci ne me vont pas non plus. » On rapporta les paroles d’Arianrod à Gwyzion. Il se mit en colère. « Si votre maîtresse veut des souliers à sa taille, elle n’a qu’à venir elle-même. Je ne ferai pas de souliers avant d’avoir vu son pied et d’en avoir pris les mesures moi-même. – C’est bien, dit Arianrod après avoir pris connaissance du message, je vais donc aller vers lui. Mais malheur à lui s’il se trompe une nouvelle fois ! » Elle sortit de la forteresse, marcha sur le sable et monta sur le navire. Gwyzion était en train de tailler le cuir et le jeune garçon de coudre. « Princesse, dit-il, je te souhaite la bienvenue à bord de mon navire. – Dieu te donne bonheur et prospérité, répondit-elle, mais permets-moi de m’étonner que tu ne puisses arriver à fabriquer des souliers à ma mesure exacte. – C’est vrai, j’en suis surpris également. Mais, maintenant, je vais pouvoir les faire. » À ce moment, un roitelet frôla le pont du navire et s’élança vers la mâture. L’enfant lui lança un coup qui le toucha entre l’os et le nerf de la patte. Arianrod se mit à rire. « En vérité, dit-elle, c’est d’une main bien sûre que le petit a atteint cet oiseau ! – Eh bien, dit Gwyzion, voilà qui est parfait. À présent, cet enfant a un nom sans que nous ayons à prier Dieu de t’en récompenser. C’est toi-même qui le lui as donné, et il n’est pas mauvais. Désormais, il sera appelé Lleu Llaw Gyffes (« le petit à la main sûre »), et tu ne peux pas le nier puisque tu viens de le nommer ainsi. » À peine avait-il fini de parler que tout ce qu’il avait transformé par ses enchantements redevint algues et goémon, et il n’eut pas besoin de continuer plus longtemps le travail qu’il avait entrepris. Quant à ses traits et à ceux de l’enfant, ils reprirent également leur aspect naturel. Arianrod reconnut alors son frère et s’écria d’une voix pleine de colère : « En vérité, tu ne sais pas quoi faire pour te montrer méchant envers moi ! – Je n’ai pas été méchant, répondit Gwyzion, je n’ai fait que suivre tes directives : tu avais dit que cet enfant n’aurait pas de nom sauf si toi-même lui en donnais un. C’est chose faite à présent, et nous n’avons plus rien à faire ici. – Tu ne t’en tireras pas comme cela ! hurla Arianrod. Puisque c’est ainsi, je jure que cet enfant aura pour destinée de n’avoir point d’armure avant que je l’en revête moi-même ! – Par Dieu tout-puissant, dit Gwyzion, tu es une mauvaise femme qui ne veut pas reconnaître son enfant. Mais sois tranquille : tu peux être aussi perverse que tu voudras, il aura quand même des armes quand il le faudra ! »
Gwyzion et l’enfant, qui portait maintenant le nom de Lleu, se rendirent à une forteresse, près de Caernarvon. Gwyzion y éduqua l’enfant jusqu’à ce qu’il fût capable de monter n’importe quel cheval et qu’il eût atteint son complet développement de corps, de taille et de visage. Mais Lleu demeurait triste et taciturne. Gwyzion comprit qu’il était humilié de ne pas avoir de cheval ni d’armes. Il l’appela auprès de lui et lui dit : « Mon garçon, nous irons en expédition demain, toi et moi. Sois donc plus joyeux que tu ne l’es. – Je le serai », répondit le jeune homme.
Le lendemain, à l’aube, ils se levèrent et partirent en suivant la côte. Arrivés en haut d’une colline, ils s’équipèrent et, grâce aux enchantements de Gwyzion, ils changèrent les traits de leur visage. Puis, sous l’aspect de deux jeunes gens, ils se présentèrent à l’entrée de la forteresse d’Arianrod. Gwyzion avait pris un visage plus grave que celui de son compagnon. « Portier, dit-il, va annoncer qu’il y a ici des bardes de Glamorgan. » Le portier obéit et alla trouver Arianrod. « Par Dieu tout-puissant, dit-elle, qu’ils soient les bienvenus dans ma demeure. Laisse-les entrer. »
On leur fit le meilleur accueil. La salle fut préparée, et l’on se mit à table. Quand on eut fini de manger, Arianrod engagea la conversation avec Gwyzion, et celui-ci ne fut pas avare de contes et d’histoires de toutes sortes. Arianrod se réjouit fort de cette compagnie. Quand ce fut le moment de cesser de boire, on leur prépara une chambre et ils allèrent se coucher. Cependant, Gwyzion se leva de grand matin et appela à lui sa magie et son pouvoir. C’est alors qu’on entendit un grand bruit de trompettes auxquelles répondaient de nombreux cris dans la campagne, aux alentours. Et une foule de navires fit son apparition sur la mer, devant la forteresse.
Gwyzion s’était recouché et faisait semblant de dormir. Un peu plus tard, il entendit frapper à la porte de la chambre et Arianrod demanda qu’on lui ouvrît. Ce fut le jeune homme qui se leva et Arianrod entra, suivie d’une de ses servantes. « Gentilshommes, dit-elle, nous sommes dans une mauvaise situation. – En effet, répondirent-ils, nous entendons le son des trompettes et les cris dans la campagne. Que se passe-t-il donc ? – En vérité, dit Arianrod, il est impossible de voir les flots, tellement les navires sont serrés les uns contre les autres. Ils se dirigent vers la terre de toute la vitesse du vent. Je ne sais plus que faire. – Princesse, répondit Gwyzion, il n’y a pas d’autre solution que de nous enfermer dans la forteresse et de la défendre du mieux que nous pourrons. – Dieu vous le rende. Défendez-la. Vous trouverez ici des armes en abondance. »
Elle sortit pour aller chercher des armes, et revint bientôt avec deux jeunes filles qui portaient chacune une armure. « Princesse, dit Gwyzion, revêts cette armure à ce jeune homme. Pendant ce temps, je revêtirai l’autre avec le secours de ces jeunes filles. Dépêchons-nous, car j’entends le tumulte des ennemis qui arrivent. – Volontiers », répondit Arianrod. Elle revêtit avec empressement le jeune homme d’une armure complète. « As-tu fini d’armer ce jeune homme ? demanda Gwyzion. – C’est fait, répondit Arianrod. – J’en ai terminé, moi aussi. C’est bien. Retirons maintenant ces armures, nous n’en avons plus besoin. – Pourquoi cela ? demanda Arianrod avec le plus grand étonnement. Vois la flotte autour de la forteresse ! – Non, femme, dit Gwyzion en éclatant de rire, il n’y a pas le moindre navire autour de nous. » Arianrod écouta attentivement autour d’elle et n’entendit aucun bruit. Elle alla à la fenêtre et regarda au-dehors : elle ne vit rien d’autre sur la mer que les vagues qui déferlaient doucement sur le rivage. « Que signifiait toute cette levée ? » demanda-t-elle. Gwyzion avait du mal à contenir son rire. « Femme, dit-il, c’était pour rompre le sort que tu as jeté sur ce jeune homme : tu avais juré qu’il ne porterait aucune arme que tu ne l’en aies toi-même revêtu ! » Et, à ces mots, il rendit leur aspect naturel à Lleu et à lui-même. Arianrod faillit s’étrangler de colère. « Par Dieu tout-puissant, s’écria-t-elle, tu as toujours été un méchant homme, attaché à ma perte et à mon déshonneur ! Mais il se pourrait que des jeunes gens perdissent la vie à cause de la levée que tu as causée dans ce pays aujourd’hui. En tout cas, je jure que ce jeune homme aura pour destinée de n’avoir jamais une femme de la race qui peuple cette terre en ce moment ! – En vérité, dit Gwyzion, tu as toujours été une femme de rien, que personne ne devrait soutenir ni protéger. Je te jure, quant à moi, qu’il aura une femme en dépit du maléfice que tu viens de jeter sur lui ! »
Gwyzion et Lleu se rendirent auprès de Math, fils de Mathonwy, à Kaer Dathyl. Ils se plaignirent de la méchanceté d’Arianrod avec la plus grande insistance. Gwyzion expliqua à son oncle comment il avait réussi à faire nommer Lleu par Arianrod, et à le faire armer par celle-ci. Mais il avoua qu’il ne savait pas comment lever le dernier sortilège qu’Arianrod avait lancé sur son fils.
« Voilà qui est bien ennuyeux, dit Math, car les sortilèges d’Arianrod sont inéluctables. Il est maintenant impossible que ce jeune homme puisse avoir une femme de la race des hommes. Certes, nous avons toujours la ressource d’utiliser notre magie, mais tu sais que nos enchantements ne durent pas longtemps. Il nous serait aisé de faire apparaître une femme, grâce à nos charmes, mais au bout de quelques jours, elle disparaîtrait comme la brume quand le soleil se lève. Et nous ne pouvons rien contre Arianrod, même par ruse. Si tu as pu la tromper deux fois, elle ne se laissera pas impressionner une troisième fois. – Je ne peux quand même pas laisser mon fils sans femme ! s’écria Gwyzion. Ce serait trop injuste, car il n’est pour rien dans cette affaire. » Math se mit à réfléchir un long moment, puis il dit : « Écoute le conseil que je vais te donner : Arianrod tient la plupart de ses sortilèges de Morgane, la sœur du roi Arthur. Elle seule doit connaître le moyen de passer outre au défi de ta sœur. Allez trouver Morgane tous les deux, et demandez-lui conseil. »
Gwyzion et Lleu s’équipèrent rapidement et quittèrent la forteresse de Math. Ils chevauchèrent longtemps à travers bois, cherchant leur chemin et s’égarant plusieurs fois, car il était difficile de savoir où résidait Morgane. Ils arrivèrent enfin dans une vallée, au milieu d’une forêt sombre et hostile au bout de laquelle se dressait une étrange forteresse. On leur dit que c’était le Château de Morgane, mais que personne n’osait jamais s’y présenter. Ils allèrent pourtant jusqu’à l’entrée et demandèrent à être reçus. Quand Morgane apprit que Gwyzion se trouvait là, elle vint elle-même à la porte, leur souhaita la bienvenue et les fit entrer dans sa maison. Morgane connaissait bien Gwyzion, qui avait été son disciple pendant un certain temps, et elle savait que sa magie, sans être aussi puissante que la sienne, était efficace et parfois redoutable. Aussi l’écouta-t-elle avec attention lorsqu’il lui exposa la situation dans laquelle la méchanceté d’Arianrod avait plongé Lleu à la Main Sûre.
« Je ne devrais pas me mêler à cette histoire, dit Morgane, car elle ne me concerne pas. Mais j’avoue que l’attitude d’Arianrod me révolte. Je peux faire quelque chose pour ce jeune homme, Gwyzion. Cherchons, à l’aide de notre magie et de nos charmes à tous deux, le moyen de faire surgir une femme des fleurs. » Morgane et Gwyzion laissèrent Lleu à l’intérieur de la forteresse, aux soins attentifs des servantes, et ils s’en allèrent dans la forêt jusqu’à une clairière dans laquelle le soleil pénétrait à peine. Là, ils réunirent les fleurs du chêne, celles du genêt et de la reine-des-prés, et par leurs charmes, ils en formèrent alors la jeune fille la plus belle et la plus parfaite du monde[30]. « Elle s’appellera Blodeuwez[31] », dit Morgane. Ils revinrent alors dans la forteresse où Morgane confia la jeune fille à ses suivantes pour qu’elles la revêtissent de beaux vêtements de soie brochée d’or.
Quand Blodeuwez fut ainsi parée et coiffée, on la présenta à Lleu, qui, dès qu’il la vit, fut si impressionné par sa beauté et sa fraîcheur qu’il en devint immédiatement amoureux. Morgane fit préparer un grand festin et traita somptueusement ses hôtes. Après qu’on eut fini de boire, Lleu coucha avec Blodeuwez. Le lendemain, Gwyzion, Lleu et Blodeuwez prirent congé de Morgane et regagnèrent le pays de Gwyned. Ils allèrent immédiatement trouver Math dans sa forteresse de Kaer Dathyl. Math se réjouit grandement de ce qui était arrivé. « Certes, dit Gwyzion, mais il n’est pas facile de s’entretenir sans domaine. – Eh bien, répondit Math, je donnerai à Lleu le meilleur canton qu’un jeune homme puisse avoir. – Quel canton, seigneur ? demanda Gwyzion. – Celui de Dinoding. C’est l’un des plus agréables et des plus riches de tout mon royaume. » Lleu à la Main Sûre prit donc possession du canton de Dinoding. On lui bâtit une belle forteresse à l’endroit qu’on appelle Mur du Château, dans la partie la plus escarpée du domaine. C’est là qu’il habita et qu’il s’occupa de ses affaires. Tout le monde fut content et accepta avec plaisir sa domination.
Un jour, Lleu se rendit à Kaer Dathyl pour rendre ses hommages à Math, fils de Mathonwy. Blodeuwez, restée dans sa demeure, alla se promener dans l’enceinte de la cour. Le son d’un cor se fit entendre et, bientôt, elle vit passer un cerf fatigué poursuivi par les chiens et les chasseurs. Après eux, arrivait une troupe de gens à pied. « Envoyez un valet, dit Blodeuwez, pour savoir quelle est cette troupe que nous voyons. » Un valet sortit et demanda qui ils étaient. « La troupe de Gron le Fort, seigneur de Penllynn », lui répondit-on. Le valet revint vers Blodeuwez pour lui apprendre la nouvelle. Quant à Gron, il continua à poursuivre le cerf, l’atteignit sur les bords de la rivière Kynvael et le tua. Il fut occupé à l’écorcher et à donner la curée aux chiens jusqu’à ce que la nuit le surprît.
Au moment où le jour disparaissait et où la nuit se faisait sombre, il passa devant l’entrée de la forteresse. « Il est fort sûr, dit Blodeuwez, que ce seigneur parlerait mal de nous, si nous le laissions, à pareille heure, continuer son chemin sans l’avoir convié à passer la nuit ici même. » Des messagers allèrent lui porter l’invitation. Il accepta avec plaisir et se rendit à la cour. Blodeuwez alla au-devant du chasseur afin de le saluer et de lui souhaiter la bienvenue. « Princesse, dit-il, que Dieu te récompense de ton bon accueil. » Il se fit désarmer et ils s’assirent dans la salle où l’on avait dressé les tables. Blodeuwez le regarda longuement et, à partir de ce moment, il n’y eut pas une parcelle dans tout son être qui ne fût pénétrée de son amour. Il posa les yeux sur elle et fut envahi par les mêmes sentiments. Au cours de la conversation, ils en vinrent à des confidences, et il ne put lui cacher qu’il l’aimait d’un ardent amour. Elle en fut toute réjouie et la passion qu’ils avaient conçue l’un pour l’autre devint l’unique sujet de leur entretien ce soir-là. Quand fut venue l’heure d’aller au lit, Blodeuwez et Gron couchèrent ensemble, car rien n’aurait pu les empêcher d’aller jusqu’au bout de leur désir.
Le lendemain, Gron voulut partir et demanda à prendre congé. « Non, assurément, répondit Blodeuwez, je ne te donnerai pas ton congé et tu ne t’en iras pas d’auprès de moi ce soir. » Ils passèrent une seconde nuit ensemble et se concertèrent pour savoir comment ils pourraient vivre réunis. « Il n’y a qu’un seul moyen, dit-il. Il faut que tu cherches à apprendre de ton mari comment on peut lui donner la mort, et cela sous couleur de sollicitude à son égard. » Et, le jour suivant, Gron voulut partir. « Vraiment, lui dit-elle, je ne suis pas d’avis que tu t’en ailles d’auprès de moi aujourd’hui. – Puisque tel est ton avis, je ne m’en irai donc pas, répondit-il, mais je te ferai seulement remarquer qu’il est à craindre que le seigneur de cette forteresse ne revienne à sa cour ! – Soit, demain, je te permettrai de t’en aller. » Le lendemain, il voulut partir et, cette fois, elle ne s’y opposa pas. « Rappelle-toi, dit-il, ce que je t’ai conseillé : cherche à savoir comment ton mari pourrait mourir. Presse-le de questions et cela, comme en plaisantant, par tendresse. Applique-toi à connaître le plus de détails que tu pourras. » Et Gron le Fort quitta Blodeuwez pour retourner dans sa propre forteresse.
Lleu à la Main Sûre revint chez lui ce soir-là. Ils passèrent leur temps à converser, à écouter de la musique et à se restaurer et, dans la nuit, ils allèrent se coucher. Lleu adressa la parole à Blodeuwez une fois, puis une seconde, sans obtenir de réponse. « Qu’as-tu donc ? demanda-t-il enfin. N’es-tu pas bien ? – Je réfléchis, répondit-elle, à une chose qui ne te viendrait jamais à l’esprit à mon sujet. Je suis en effet très soucieuse en pensant à ta mort pour le cas où tu t’en irais avant moi. – Que Dieu te récompense de ta sollicitude à mon égard ! Mais si Dieu lui-même ne s’en mêle, sache qu’il n’est pas chose aisée de me tuer. » Blodeuwez demeura un instant silencieuse, puis elle dit : « Voudrais-tu, pour l’amour de Dieu et de moi-même, m’indiquer de quelle façon on pourrait te tuer ? Car, pour ce qui est des précautions à prendre, j’ai bien meilleure mémoire que toi. – Je te le dirai volontiers. Il n’est pas facile de me tuer en me frappant : il faudrait passer une année à fabriquer le javelot dont on se servirait, et l’on ne pourrait y travailler que le dimanche, pendant le temps de la messe. – Est-ce bien vrai ? – Aussi vrai que je te parle. De plus, on ne peut me tuer que dans une maison, car au-dehors, rien ne pourrait m’atteindre. On ne peut me tuer si je suis à cheval. On ne peut me tuer si je suis à pied, en train de marcher. – Mais alors, comment pourrais-tu être tué ? – C’est très difficile, car l’homme qui m’a élevé a agi de telle façon que je suis protégé dans tout combat et dans toute embuscade. – J’en suis fort heureuse, dit Blodeuwez, mais encore faut-il que je sache tout à ce sujet pour pouvoir te garantir davantage. – Je suis très touché de l’intérêt que tu me portes, dit Lleu. Je vais donc te dévoiler mon secret. Tâche d’en faire bon usage. Voici : il faut me préparer un bain sur le bord d’une rivière, établir au-dessus de la cuve une claie voûtée, et ensuite la couvrir hermétiquement, amener un bouc, le placer à côté de la cuve. Il faudrait alors que je misse un pied sur le dos du bouc et l’autre sur le bord de la cuve : quiconque m’atteindrait dans ces conditions, avec le javelot préparé depuis un an, me donnerait la mort. – J’en rends grâce à Dieu, dit Blodeuwez, voilà une chose qui est facile à éviter, et ce n’est pas demain qu’on pourra t’arracher à moi. »
Cependant, le lendemain matin, elle n’eut rien de plus pressé que d’envoyer un messager raconter tout ce qu’elle avait appris à Gron le Fort. Aussitôt qu’il eut pris connaissance du message, Gron s’occupa de la fabrication du javelot qui fut prêt, jour pour jour, au bout de l’année. Il le fit savoir, le jour même, à Blodeuwez. Celle-ci dit à Lleu : « Seigneur, je me demande bien comment pourrait se réaliser ce que tu m’as dit à propos des circonstances dans lesquelles on pourrait réussir à te tuer. Plus j’y pense, plus je me persuade que c’est impossible. Il faudrait vraiment quelque acte de sorcellerie pour qu’un ennemi vînt t’attaquer dans la position dont tu m’as parlé. J’avoue que je serais bien curieuse de voir comment tu pourrais te tenir dans une maison, un pied sur le bord d’une cuve, l’autre pied sur le dos d’un bouc. Ne voudrais-tu pas me montrer comment tu ferais si je te préparais moi-même le bain – Je te le montrerai », dit Lleu à la Main Sûre. Aussitôt Blodeuwez envoya un messager auprès de Gron afin de l’avertir de se tenir à l’abri de la colline qu’on appelle maintenant la Colline de la Rencontre, sur les bords de la rivière Kynvael. En outre, elle fit rassembler tout ce qu’il y avait de chèvres et de boucs dans le canton et les fit conduire de l’autre côté de la rivière en face de la colline.
Le lendemain, elle dit à Lleu : « Seigneur, j’ai fait préparer la claie et le bain. – Fort bien, répondit Lleu. Allons-y voir. » Ils se rendirent près du bain. « Veux-tu te plonger dans la cuve ? demanda-t-elle. – Volontiers », répondit-il. Lleu à la Main Sûre alla dans la cuve et y prit son bain. « Seigneur, dit Blodeuwez, voici les animaux dont tu m’as parlé et que tu as dit s’appeler boucs. – Eh bien, dit Lleu, fais-en attraper un et fais-le amener ici. » On amena un bouc près de la cuve. Lleu sortit du bain, mit ses chausses, puis posa un pied sur le bord de la cuve et l’autre sur le dos du bouc. « Voilà, dit-il à Blodeuwez. Tu vois bien que ce n’est pas très difficile. » À ce moment, Gron se leva, à l’abri de la Colline de la Rencontre, et, appuyé sur son genou, il lança le javelot qu’il avait fait préparer pendant un an. Le javelot atteignit si rudement Lleu dans le flanc que la hampe se brisa et que le fer lui resta dans le corps. Lleu s’envola sous la forme d’un oiseau, en poussant un cri affreux, strident, et on ne le revit plus.
Dès que Lleu à la Main Sûre eut disparu, Blodeuwez et Gron le Fort regagnèrent la forteresse du Mur du Château et firent préparer un grand festin. Ils couchèrent ensemble pendant la nuit et y prirent un extrême plaisir. Le lendemain, Gron fit savoir qu’il était désormais le maître des domaines de Lleu et qu’il gouvernerait le canton. Les gens murmurèrent, mais ils n’osèrent rien contre leur nouveau seigneur. C’est ainsi que Blodeuwez et Gron connurent des jours heureux dans la forteresse qui leur avait été donnée par le destin, sans aucun scrupule, sans aucun remords, sans témoigner du moindre regret de la mort de Lleu à la Main Sûre.
Mais l’histoire parvint aux oreilles de Math, fils de Mathonwy. Il en ressentit une profonde douleur et un violent chagrin, et Gwyzion en souffrit plus encore. « Seigneur, dit Gwyzion à Math, je ne prendrai jamais de repos avant d’avoir des nouvelles de celui qui a été aussi lâchement tué. – Je te comprends, dit Math. Fais donc pour le mieux, et que Dieu te soit en aide ! » Gwyzion partit et se mit à parcourir le pays. Il erra à travers Gwyned et s’en alla jusque dans les plus profondes vallées du Powys, s’informant chaque fois qu’il était reçu dans une forteresse sur le sort qui avait été réservé à Lleu. Mais personne ne pouvait rien lui apprendre : tout ce qu’on savait, c’est que Lleu, au moment où il avait été frappé par le javelot de Gron, s’était envolé sous forme d’un oiseau et qu’il avait pris son élan vers le ciel sans qu’on le revît jamais.
Un jour qu’il se trouvait en Arvon, il descendit dans la demeure d’un serf qui habitait près de Penardd. Il y fut très bien reçu et on l’invita à y passer la nuit. C’était l’heure où le maître de la maison et les gens de sa famille rentraient. Le porcher arriva le dernier, et le maître lui demanda : « Valet, ta truie est-elle revenue, ce soir ? – Oui, répondit le porcher. En ce moment, elle est allée rejoindre les porcs. » Gwyzion dit : « Que se passe-t-il à propos de cette truie ? » Le porcher répondit : « Certains soirs, elle ne rentre pas. Il semble qu’elle s’en aille dans la forêt et qu’elle s’égare sans retrouver son chemin. De plus, elle a toujours un comportement étrange et nous ne comprenons pas ce qui lui arrive. – Quel trajet fait donc cette truie ? demanda Gwyzion. – Tous les matins, aussitôt qu’on ouvre la porcherie, elle sort et on ne la voit plus ; on ne sait pas quel chemin elle prend, pas plus que si elle s’en allait sous la terre ! – Voudrais-tu, dit Gwyzion, me faire plaisir sans pour autant manquer aux devoirs de ta charge ? Demain matin, n’ouvre pas la porte de la porcherie avant que je ne sois près de toi. – Volontiers, seigneur », répondit le porcher. Et ils allèrent se coucher.
À la pointe du jour, le porcher se leva et réveilla Gwyzion. Celui-ci s’habilla sans tarder, prit ses armes et alla rejoindre le porcher qui ouvrit la porte de la porcherie. Au même instant, la truie s’élança dehors et se mit à trotter d’une allure vigoureuse. Gwyzion n’hésita pas : il prit son élan et suivit la truie. Elle remonta le cours de la rivière qu’on appelle maintenant le Ravin de Lleu, et elle s’arrêta dans un endroit qui surplombait le cours d’eau. Là, elle se mit à paître tranquillement sous un arbre. Gwyzion était très intrigué par ce comportement. Il rejoignit la truie et regarda ce qu’elle mangeait. Il vit que c’étaient de la chair pourrie et des vers. Il leva les yeux vers les branches de l’arbre et aperçut un aigle au sommet. Chaque fois que l’aigle se secouait, il laissait tomber des vers et de la chair en décomposition, et c’est ce que dévorait la truie. Gwyzion pensa que l’aigle ne pouvait être que Lleu à la Main Sûre, et il chanta cette strophe : « Chêne qui pousse entre deux pentes, l’air et la vallée sont sombres et agités ! Si je ne me trompe, ces débris décomposés sont ceux de Lleu ! » Lorsqu’il eut entendu le chant de Gwyzion, l’aigle se laissa aller jusqu’au milieu de l’arbre. Alors Gwyzion chanta cette seconde strophe : « Chêne qui pousse sur ce tertre élevé, que la pluie ne peut plus mouiller tant son feuillage est dense, et qui a supporté cent quatre-vingts tempêtes, à son sommet se trouve Lleu à la Main Sûre ! » Après avoir entendu ce chant, l’aigle se laissa aller jusqu’à la branche la plus basse de l’arbre. Gwyzion chanta une troisième strophe : « Chêne qui pousse sur la pente, si je ne me trompe pas, Lleu viendra se poser sur moi ! » Il avait à peine fini son chant que l’aigle vint se poser sur son épaule. D’un coup de sa baguette enchantée, Gwyzion lui rendit sa forme naturelle. On n’avait jamais vu quelqu’un présentant un plus triste aspect : il n’avait plus que la peau et les os[32]…
En toute hâte, Gwyzion se rendit avec Lleu à Kaer Dathyl. On fit venir, pour le soigner, tout ce qu’on put trouver de meilleurs médecins en Gwyned. Avant la fin de l’année, il fut complètement rétabli. « Seigneur, dit alors Lleu à Math, fils de Mathonwy, il est temps que j’obtienne satisfaction de l’homme dont j’ai tant souffert. – Assurément, répondit Math. Il ne peut se maintenir sans te donner des compensations pour le crime qu’il a commis envers toi. – Le plus tôt sera le mieux, dit Lleu, car mon honneur a été terni en même temps que ma vie a été perturbée. » On rassembla une grande troupe d’hommes en armes, et ce fut Gwyzion qui en prit la tête. Quand il apprit ce qui se passait, Gron le Fort quitta le Mur du Château et se réfugia dans sa propre forteresse de Penllynn. De là, il envoya des messagers vers Lleu à la Main Sûre pour lui demander ce qu’il désirait pour compensation, en or, en argent et en domaines.
Quand ils eurent connaissance du message, Lleu et Gwyzion se concertèrent. « Il espère s’en tirer à bon compte, dit Gwyzion, mais cela ne se passera pas comme cela. Voici ce que tu vas faire : puisqu’il t’a fait subir un sort ignominieux, il est juste qu’il en subisse un identique. Réponds-lui en ce sens. » C’est ainsi que Lleu dit aux envoyés de Gron le Fort : « Je n’accepte pas les compensations en usage dans ce pays, j’en atteste Dieu. Voici le moins que je puisse recevoir de lui : il se rendra à l’endroit où je me trouvais quand il lança le javelot, tandis que moi, je serai à la même place que lui ; et il devra me laisser le frapper de la même façon qu’il m’a frappé, et dans la même position. Honte sur lui s’il refuse ce que je lui propose ! »
On informa Gron le Fort des exigences de Lleu à la Main Sûre. « Fort bien, dit-il, je suis bien forcé d’obéir. Nobles fidèles, gens de ma famille, mes frères de lait, y a-t-il quelqu’un parmi vous qui veuille recevoir le coup à ma place ? – Non pas, répondirent-ils, cela ne nous concerne pas. Si tu as mal agi, c’est à toi d’en subir les conséquences. – Vous êtes déloyaux envers moi, dit Gron, car chacun des membres d’une famille est responsable des actes de tous ceux qui constituent cette famille. Mais je ne me plaindrai pas. C’est donc moi qui supporterai la vengeance et la compensation, quoi qu’il dût m’en coûter. »
Gron et Lleu se rendirent tous les deux sur les bords de la rivière de Kynvael. Gron se tint à l’endroit où était Lleu à la Main Sûre quand il l’avait frappé, tandis que Lleu occupait sa place. Mais avant d’en arriver aux actes, Gron dit à Lleu : « Seigneur, comme c’est par les artifices pervers d’une femme que j’ai été amené à accomplir mon crime, je te prie, au nom de Dieu, de me laisser mettre entre moi et le coup de javelot cette pierre plate que j’aperçois sur le bord de la rivière. – Assurément, répondit Lleu, je ne te refuserai pas cela. – Dieu te le rende ! » s’écria Gron. Il prit alors la pierre plate et la tint contre lui. Lleu darda son javelot, le lança. Il traversa la pierre de part en part, et Gron lui-même, au point qu’il lui rompit le dos. Ainsi fut tué Gron le Fort. Il y a encore, aujourd’hui, sur le bord de la rivière de Kynvael, une grande pierre percée d’un trou, et on l’appelle la Pierre de Gron. Quant à Lleu à la Main Sûre, il reprit possession de ses domaines et les gouverna le mieux qu’il put.
Mais si Lleu avait obtenu réparation, il n’en était pas de même pour Gwyzion. Quand il était arrivé aux environs du Mur du Château, à la tête des troupes qu’il avait levées, il avait appris que Blodeuwez, à la nouvelle de son approche, s’était enfuie précipitamment, en compagnie de ses suivantes, en direction d’une forteresse isolée dans la montagne. Gwyzion n’eut de cesse de la poursuivre. Blodeuwez et ses femmes étaient terrorisées à la pensée que Gwyzion allait tirer d’elles une vengeance exemplaire, et elles avaient si peur qu’elles ne pouvaient marcher qu’en tournant la tête. C’est ainsi qu’elles tombèrent dans la rivière et se noyèrent toutes à l’exception de Blodeuwez. C’est à ce moment que Gwyzion la rejoignit. Il lui dit : « Je ne te tuerai pas, car je ne peux faire disparaître ce que j’ai créé moi-même par ma magie et par celle de Morgane. Mais je ferai bien pis que si je te laissais en vie. Je te transformerai de telle sorte que tu auras toujours honte d’avoir été si cruelle à l’égard de Lleu à la Main Sûre. Tu iras donc sous la forme d’un oiseau, mais pas de n’importe quel oiseau : tu n’oseras jamais montrer ta face à la lumière du jour, dans la crainte que les autres volatiles ne viennent t’agresser. Leur instinct les poussera à te frapper s’ils te voient, à te rejeter s’ils sentent ta présence au milieu des bois, et, de toute façon, ils te traiteront avec mépris chaque fois qu’ils entendront le cri lugubre que tu pousseras la nuit, quand tu sortiras de ta tanière. Tu ne perdras pas ton nom : tu t’appelleras toujours Blodeuwez, mais tu seras devenue un hibou, objet d’effroi pour ceux qui te rencontreront. » Et Gwyzion frappa Blodeuwez de sa baguette. Aussitôt, celle-ci sentit son corps se revêtir de plumes. Elle poussa un long hululement et s’envola dans la nuit pour disparaître dans les arbres.
Un soir que Morgane était sortie hors de sa demeure et qu’elle errait dans les sentiers de la forêt, elle sentit qu’un oiseau se posait sur son épaule. De sa main libre, Morgane caressa le dos de l’oiseau. « Je sais qui tu es, Blodeuwez. Ne crains rien. Si je ne peux pas te redonner la forme dans laquelle tu as été créée, je peux au moins te protéger et faire de toi une de mes fidèles. Ne crains rien, car tu seras toujours chez toi dans mon domaine. » L’oiseau battit des ailes, frôlant très doucement la joue de Morgane. Et celle-ci, en souriant, revint lentement vers l’entrée de la forteresse, le hibou perché sur son épaule[33].